Rédacteur: Tristan Lefort-Martine Fiche mise à jour le 15 avril 2022
Résumé :
Depuis quelques années, l’idée de droits de la nature a été mobilisée dans le contexte de la lutte contre le projet de mine Montagne d’Or en Guyane, et de la rédaction d’un code de l’environnement de la Province des Iles Loyauté en Nouvelle-Calédonie. D’où vient que cette revendication soit d’abord promue dans le contexte ultra-marin ? Si la notion de droits de la nature a d’abord été portée par des mouvements autochtones internationalisés, elle a connu des applications depuis une douzaine d’années dans des États d’Amérique latine, en Nouvelle-Zélande et en Inde.
Définition : L’expression « droits de la nature » renvoie à l’idée que la nature dans son ensemble, ou certains objets naturels, comme un fleuve, une montagne, une espèce, devraient se voir attribuer des droits en propre. Ces droits devraient pouvoir être portés devant les tribunaux par le biais de représentants, et opposables aux droits des individus et des collectifs humains.
1) Les droits de la nature dans le monde.
Dans un article de 1973, « Should Trees Have Standing »? (Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ?) le juriste étasunien Christopher Stone proposait de donner des droits subjectifs à des objets naturels, ou à l’environnement dans son ensemble. De manière indépendante, l’expression de « droits de la nature » est également apparue dans la déclaration commune des organisations de peuples autochtones produite en marge du sommet de Durban sur le changement climatique de 2001. La rencontre de ces deux courants minoritaires, dans la réflexion juridique étasunienne et dans le plaidoyer onusien, a produit la première expérience de mise en application (et la plus développée à ce jour) : la nature devint sujet de droits dans la nouvelle constitution de l’Équateur de 2008, une proposition portée par le mouvement indigène, mais élaborée avec l’appui technique de juristes partisans de la proposition de Stone.
Différents Etats ont depuis accordé des droits de ce type. En 2010, la Bolivie a adopté une « loi sur la Terre-Mère » qui accorde également des droits à la nature. Comme en Equateur, tout individu ou association peut porter plainte au nom de la nature, mais un amendement spécifie que ces droits ne peuvent être invoqués pour faire obstacle aux projets de développement. La même année, la Conférence mondiale des peuples contre le changement climatique de Cochabamba proposait une Déclaration universelle des droits de la Terre-mère à l’attention de l’Assemblée générale de l’ONU. En Nouvelle-Zélande, à partir de 2012, plusieurs traités sont signés entre l’État et différentes communautés Maori en vue de la reconnaissance d’un fleuve, d’une montagne, et d’une forêt, comme personnes juridiques : ils reçoivent deux représentants désignés, l’un par l’État, l’autre par la communauté indigène concernée. En 2017, un groupe d’associations indiennes, avec l’appui du même groupe de juristes étasuniens qui avaient conseillé le mouvement indigène équatorien, obtiennent de la Haute Cour de l’état indien d’Uttarakhand que les fleuves Gange et Yamuna soient déclarés personnes juridiques : la sentence demande au gouvernement fédéral de mettre en place une agence chargée de les représenter. En février 2019, la ville de Toledo, aux Etats-Unis, a attribué des droits au lac Erié, à la suite d’un référendum.
Diverses associations promeuvent respectivement la personnification de la grande barrière de corail, des rivières Margareth et Darling, des lacs Menindee en Australie, de la rivière Ethiopie au Nigéria, des écosystèmes aquatiques en Serbie, de la rivière Dolkanka en Bosnie… Depuis 2020, en France hexagonale, le laboratoire d’urbanisme POLAU mène des auditions dans l’objectif affiché d’aboutir à une personnification juridique de la Loire.
2) Les revendications de droits de la nature dans les « Outre-mer » français
1. En novembre 2020, les associations France Libertés, Maiouri Nature Guyane et le mouvement Jeunesse autochtone de Guyane ont porté le cas Montagne d’or devant le « Tribunal international des droits de la nature », un réseau d’intellectuel⋅les qui organisent des mises en scène de procès (sans valeur légale, et de fait, toujours par contumace) pour juger les crimes écologiques. Leur plaidoyer attire l’attention sur la déforestation, les rejets de déchets cyanurés semi-liquides dans les fleuves et la forêt en aval de la mine, ainsi que sur les nouvelles demandes en eau et en énergie et les émissions de carbone que la mine occasionnerait. Il insiste sur le sens donné à la terre dans les traditions amérindiennes, sur le caractère sacré qu’elles reconnaissent à certaines zones et la valeur des savoirs locaux qui leur sont associés. Il souligne l’impact particulier de l’empoisonnement des eaux sur les communautés autochtones qui continuent de vivre le long des fleuves. Dans leur sentence, les « juges » indiquent que ce projet enfreint les dispositions de la Déclaration Universelle des Droits de la Terre Mère de Cochabamba (ce texte n’a nulle part valeur de loi à l’heure actuelle). Cette décision aura seulement un effet symbolique. Sur la lutte contre ce projet de méga-mine à ciel ouvert, cf. la fiche Industries minières Outre-mer.
2. La situation n’est pas la même en Nouvelle-Calédonie qu’en Guyane : la majeure partie du mouvement kanak n’a pas construit sa lutte comme celle d’un peuple autochtone, et possède aujourd’hui une partie des industries extractives du pays. Toutefois, une province kanak est en train d’adopter un code de l’environnement qui pourrait inclure des droits de la nature. Il s’agit de la province des Iles Loyauté, en Nouvelle Calédonie, est habitée presque exclusivement par des kanaks. On n’y trouve pas d’exploitations de nickel, mais une bonne part de son économie dépend de la coupe du bois de Santal, exporté à destination des parfumeurs parisiens, et plus récemment chinois. Depuis 2013, elle a entamé un processus de rédaction d’un code de l’environnement, faisant appel à l’Institut de Recherche pour le Développement et à l’Université de Nouvelle Calédonie pour obtenir l’appui de juristes spécialistes de droit environnemental. Le projet se veut participatif, et prévoit que chaque proposition de nouvelle réglementation soit soumise à l’appréciation des autorités coutumières et de la population. En 2015, il essuie un avis négatif du Sénat coutumier, qui rejette l’autorité de la province à produire des règlements pour les terres coutumières, fût-ce au nom de l’écologie, et qui s’inquiète des risques de bio-piraterie de la part des chercheurs de l’IRD.
Les discussions qui ont suivi ont cependant abouti à la reconnaissance d’une compétence provinciale en matière de réglementation environnementale, nonobstant les prérogatives des autorités coutumières ; la province s’engage également à appuyer les règles coutumières dans tous les cas où elles seraient plus protectrices que les siennes. Le projet de code, encore à l’étude, inclut le principe de droits de la nature, dans son article 110-3 : « Le principe unitaire de vie qui signifie que l’homme appartient à l’environnement naturel qui l’entoure et conçoit son identité dans les éléments de cet environnement naturel constitue le principe fondateur de la société kanak. Afin de tenir compte de cette conception de la vie et de l’organisation sociale kanak, certains éléments de la nature pourront se voir reconnaître une personnalité juridique dotée de droits qui leur sont propres, sous réserves des dispositions législatives et réglementaires en vigueur. » Le détail du mécanisme n’est pas précisé : lors des consultations, il a été proposé que certains requins, que la mythologie des loyautiens place à l’origine de lignées humaines, pourraient obtenir un droit individuel à la vie, tandis que d’autres espèces, comme les tortues, les roussettes, qui sont traditionnellement chassées, mais selon des règles très strictes, pourraient acquérir des droits en tant qu’espèce seulement.
3) Droits de la nature et autochtonie : une association à manier avec précaution
Le développement récent des droits de la nature est le produit de l’interaction entre des juristes de formation occidentale, militants, et des mouvements de peuples autochtones. Il accompagne souvent la revendication de nouveaux parcs naturels directement gérés par les villages qu’ils abritent. En conséquence, les droits de la nature sont souvent présentés comme la traduction d’une manière non-occidentale de voir le monde. Les juristes qui les promeuvent pour des raisons écologistes tendent à le présenter comme une solution juridique adéquate partout où il y a des peuples autochtones ; et réciproquement, comme une manière pour les pays occidentaux de rompre avec leur propre tradition juridique, en s’inspirant des visions du monde « animistes ». Pourquoi cela, alors que l’idée trouve ses origines et ses formes d’expression aussi bien dans la tradition occidentale que dans celle des peuples autochtones qui ont contribué à la construire ?
Cette association entre l’idée de droits de la nature et une supposée vision du monde autochtone est à prendre avec précaution. D’un côté, il est très réducteur d’assimiler toutes les cultures autochtones comme autant de versions différentes d’une même sagesse ancestrale, perdue par la modernité occidentale, qui ne séparerait pas l’humain de la nature et qui se rapporterait à la Terre comme à une mère. Mais de l’autre, l’appartenance à un mouvement autochtone international est un élément important de la culture contemporaine de nombreuses communautés, or dans le cadre de ce mouvement l’expression de « Terre-Mère » a pu fonctionner comme un point de ralliement pour exprimer des analyses partagées.
Certes, l’image simpliste de l’indigène vivant en communion avec la nature est un héritage de l’imaginaire colonial, qui valorisait les conquêtes de la civilisation vis-à-vis d’une supposée sauvagerie originelle : le discours écologiste retourne simplement cet imaginaire sans le critiquer, lorsqu’il valorise le lien à la nature des peuples dits primitifs, par rapport à la rupture avec la nature qui caractériserait la civilisation occidentale moderne. Il en résulte que les revendications autochtones ne peuvent être entendues que lorsqu’elles se présentent comme des revendications écologistes, et cela conduit par la suite les militants autochtones eux-mêmes à s’ajuster à la représentation de leurs interlocuteurs. Mais en même temps, la tendance des mouvements autochtones à valoriser les aspects qui, dans leurs cultures, peuvent contribuer à la pensée écologiste, provient aussi du fait que dans un très grand nombre de cas, les intérêts autochtones, y compris la préservation de leur culture et leur mode de vie, implique effectivement la protection de l’environnement dont dépendent ces pratiques.
Pour aller plus loin…
- Sur le cas calédonien, on peut consulter le travail de Victor David, juriste, à la fois observateur et acteur de la rédaction du code des Iles Loyauté :
- « La lente consécration de la nature, sujet de droit. Le monde est-il enfin Stone ? », in Revue juridique de l’environnement, 2012/3, Volume 37, pages 469 à 485, disponible sur Cairn.
- Pour une meilleure protection juridique de l’environnement en Nouvelle-Calédonie, thèse soutenue en 2018 et disponible sur theses.fr
- « Partie 3 : Biodiversité, droit endogène et coutumier et connaissances traditionnelles. » in Payri, Claude (dir.); Vidal, Eric (dir.), Bio-diversité en Océanie, un besoin urgent d’action, Nouméa 2019, Presses universitaires de la Nouvelle- Calédonie, p. 41-51, disponible sur HAL
- Le plaidoyer de Marine Calmet (Fondation France Libertés), Patrick Monier (Maiouri Nature Guyane) et Christophe Pierre (Jeunesse Autochtone de Guyane) contre le projet Montagne d’Or devant le tribunal citoyen des droits de la nature est reproduit dans un billet de blog signé Marine
- “Montagne d’Or, le projet présenté devant le Tribunal International des droits de la Nature” http://www.naturerights.com/blog/?p=1832
- Sur l’idée de droits de la nature en général :
- Stone, Christopher, Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ?, Le Passager clandestin, 2017 : la traduction de l’article de 1973, Should Trees Have Standing
- Hermitte, Marie-Angèle, « La nature, sujet de droit ? » in Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2011/1 66e année, p. 173-212 : une étude des évolutions contemporaines du droit environnemental européen qui vont déjà dans le sens d’une reconnaissance de droits subjectifs des non-humains.
- Schafer-Guignier Otto. « De l’émancipation des animaux aux droits de la nature. » in Autres Temps. Les cahiers du christianisme social, n°25, 1990, pp. 66-72 : une analyse des liens historiques et philosophiques entre le courant des droits des animaux et celui des droits de la nature.
- Collectif, Des droits pour la nature ?, Utopia, 2016 : Une anthologie rassemblant des textes en faveur des droits de la nature, en traduction française.
- Lefort-Martine, Tristan, Des droits pour la nature ? L’expérience équatorienne, l’Harmattan, 2018 : Une étude de l’institution effective de droits de la Nature en Équateur depuis sa nouvelle constitution en 2008.
- Cabanes, Valérie,« Soigner les blessures de la Terre », in Ecologie et Politique, n°59, Le Bord de l’eau, 2019 : Un suivi actualisé des initiatives juridiques en faveur des droits de la nature tout autour de la planète.